Dans cette ancienne ville minière qui n’a connu que le Labour depuis un siècle, le camp du Leave a atteint 63,9%. Ici, deux mots sont sur toutes les lèvres : solidarité et mensonges.
Si vous lisez Les quais de Wigan, c’est exactement pareil qu’aujourd’hui en termes d’opportunités économiques et dans la façon dont sont traités les gens ici. » Sur les quais qui ont servi de décor pittoresque au roman de George Orwell, la start-up de Martyn Leman a remplacé les bateaux chargés de charbon et de coton. Ancien bassin ouvrier, la cité de plus de 300 000 habitants, coincée entre Manchester à l’est et Liverpool à l’ouest, ne se révèle plus aussi attractive. Mais elle convient à l’entrepreneur, aujourd’hui à la tête de Cloud Perspective. « Même si Wigan est peu dynamique, cela reste une bonne localisation pour ma boîte, car la ville possède des infrastructures Internet performantes. » Spécialisée dans la protection et le stockage de serveurs informatiques, la start-up de Martyn Leman est en pleine croissance : déjà 21 employés et bientôt dix nouveaux. T-shirt noir trop grand, jean et sneakers, Martyn Leman correspond à l’image nonchalante que l’on se fait de la nouvelle vague d’entrepreneurs. Au sein de son équipe, le pull à capuche a remplacé la chemise, décontraction oblige. Bar rempli de bouteilles d’alcool, cuisine à disposition et musique en fond. Tout est fait pour que l’open space ressemble à un lieu de détente. Sous couvert d’une certaine légèreté, l’entrepreneur est soucieux de la ville dans laquelle il vit depuis 17ans. Il estime que Wigan est négligée par le gouvernement et que cette situation pourrait changer avec le Brexit. « En termes d’investissements, Londres est privilégiée et Wigan oubliée. Si vous voulez aller d’ici à Manchester par le train cela prend 45minutes alors que ce n’est même pas à 30kilomètres. Je ne pense pas que ce soient des infrastructures qui facilitent l’économie. » Wigan. Située au nord de l’Angleterre, c’est l’une des villes les plus pro-Brexit du Royaume-Uni.
Mais si Martyn Leman n’a pas voté lors du référendum de juin 2016 , il ne voit pas le Brexit d’un mauvais œil. « Le changement c’est une bonne chose. » Cloud Perspective travaille avec des groupes basés dans l’Union euro-péenne (UE), mais le Brexit ne semble pas un problème pour l’entrepreneur. « Je ne pense pas que ça va avoir un impact sur mon business, sauf en matière de recrutement peut-être. Nous avons trois employés issus de l’UE et nous aimons leur compagnie », explique l’entrepreneur, l’air un brin farceur, en se tournant vers eux. Le sort des Européens travaillant au Royaume-Uni, fait partie des préoccupations majeures dans les négociations entre Bruxelles et Londres. Si, avec le Brexit, ils ne devraient pas avoir trop de problèmes, il sera par contre, pour Martyn Leman, probablement plus compliqué par la suite d’en recruter. Ce chef d’entreprise n’est pas le seul à accepter l’immigration européenne. « Moi, je n’ai rien contre les Français, les Espagnols, les Italiens, qui viennent travailler au Royaume-Uni », explique Ian, main sur sa bière, dans un pub en périphérie de Wigan, le Hawk. Il parle fort, n’hésite pas à couper la parole avant de pointer du doigt une autre nationalité : « Pour les Syriens, c’est non. » Derrière ses lunettes rondes, ce quadragénaire, Brexiter convaincu, dissimule mal sa méfiance envers les médias et l’immigration extra-européenne.

« L’Allemagne dirige l’UE ! »
Un autre habitué du Hawk ne cache pas non plus son vote en faveur de la sortie de l’UE. « Je ne veux pas qu’on choisisse la couleur de ma maison. Si je veux qu’elle soit orange, je n’ai pas envie que mon voisin soit opposé à cela. » Amateur de comparaisons, Jeff, peintre en bâtiment fraîchement retraité, résume la situation : « On a besoin les uns des autres, mais on n’a pas besoin d’être une famille. » Avec Ian, ils mettent en cause l’influence de l’Allemagne au sein de l’UE, qu’ils jugent trop importante. Une situation que Jeff estime pourtant « normale », même s’il la dénonce. « Après tout, l’Allemagne dirige l’UE comme l’Angleterre dirige le Royaume-Uni. » Sous la lumière tamisée de ce pub, les discussions vont bon train et les désaccords sont profonds. Même le patron du Hawk, un Irlandais qui répond au nom de Mike, y prend part. En tant que Remainer, il ne comprend pas pourquoi les habitants de Wigan ont massivement voté pour le Brexit. « Les gens parlent beaucoup d’immigration, mais il n’y a pas de problème d’immigration ici. » Les chiffres parlent d’eux-mêmes : alors que le taux de résidents nés aux Royaume-Uni est de 86% en Angleterre, il est de 96% à Wigan. Pour Mike, ce qui a permis au Brexit de l’emporter « c’est la propagande, le manque d’information et les mensonges ». Derek, un client remainer, est lui aussi inquiet. « Les gens ne réalisent pas le nombre de projets financés par l’Union européenne ». Cet homme de 42ans estime que c’est la nostalgie d’un passé glorieux et les mensonges qui ont guidé le vote. « Les médias sont responsables, ils n’ont pas posé les bonnes questions. Personne n’a contesté ceux qui ont menti. » Mensonges. C’est sûrement le mot le plus répété, que ce soit par les partisans du Brexit, par leurs opposants ou par les abstentionnistes. Le taux de participation au référendum était de 69% dans l’ancienne ville minière, contre 72% dans le Royaume-Uni. Près d’un électeur wiganais sur trois ne s’est pas déplacé. Paula en fait partie. Elle n’a pas voté, pas plus que pour les autres élections. Cette coiffeuse à domicile explique ne pas regarder de journaux télévisés, ne pas s’intéresser à l’actualité et ne pas se sentir légitime pour voter. « De toute façon, je ne suis pas touchée par le Brexit. Dans quelques années, je ne travaillerai plus. Je suis très sereine à ce sujet. » Elle avoue être peu confrontée à la sortie de l’UE: ses clients n’en parlent pas trop. De toute façon, la majorité de ses connaissances ne votent pas.«Les gens ici ont peur que les migrants leur prennent leur travail», estime Paula qui répète que le sujet rend ses clients amers. Certains racontent même que les aides de l’État leur sont parfois coupées. « Mais je ne connais personne à qui c’est arrivé. » Malgré ses craintes, la coiffeuse soutient que Wigan et le nord de l’Angleterre restent des territoires de solidarité qui votent toujours Labour, le parti de gauche du Royaume-Uni. Depuis un siècle, le parti remporte le siège de député à chaque fois. Et avec l’élection de Jeremy Corbyn, la tendance socialiste et ouvrière a repris le contrôle. Une frange plus favorable au Brexit que le reste du parti. Cela permet aussi de comprendre le succès d’une sortie de l’Union européenne à Wigan:le camp du Leave y a atteint les 63,9% . Mais pour Paula, si la solidarité demeure, la ville a évolué ces dernières années. « Wigan a changé. Même ici, je ne sortirais pas le samedi soir. Avant je me sentais en sécurité, plus maintenant. » Et, à en croire cette coiffeuse, l’activité économique de la ville tourne au ralenti. « De nombreux magasins ont fermé. Le conseil municipal avait promis d’investir dans le centre mais ils ne l’ont pas fait. » La ville fait partie des principales victimes des coupes budgétaires venues de Westminster. Depuis 2010, elle a vu son budget réduit de 160 millions de livres (180 millions d’euros) et doit encore en économiser 22 millions d’ici 2022 (25 millions d’euros).

Plus de cœur qu’ailleurs
Des économies qui poussent les Wiganais à la solidarité. Le sens de l’entraide, c’est d’ailleurs ce qui est évoqué au centre d’aide de la ville. « Les gens ici ont plus de cœur, ils veulent aider les autres. » Ces mots viennent de Jono, un Néo-Zélandais de 38ans, établi dans la région depuis quelques années. Cet ancien demi de mêlée amateur travaille bénévolement au sein du centre pour permettre aux personnes en précarité économique de s’acheter des produits d’occasion et de manger. Son short estampillé d’un «Brothers in arms, true rugby spirit»-littéralement « Frères d’armes, le véritable esprit du rugby » -laisse transparaître sa passion pour l’ovalie, tandis que son bras, couvert de tatouages d’inspirations maoris montre son origine. Même s’il n’a pas pu voter, Jono a un avis sur la question. « Je pense que ce n’est pas une bonne idée. Le Brexit implique beaucoup de mauvaises choses. » Bavard, le Néo-Zélandais évoque, à nouveau, les mensonges qui ont entaché la campagne et surtout, les bus du camp du Leave promettant que le système de santé britannique récupérerait 385millions de livres (435millions d’euros) par semaine grâce à sa sortie de l’UE. Un argument promu par Nigel Farage, figure de proue du parti eurosceptique Ukip. Pourtant, dès le lendemain du référendum, il l’a démenti.
Assis sur des chaises d’occasion dans le centre d’aide, Courteney et deux amis sont aussi venus donner un coup de main. Bénévole au sein du centre, cette jeune fille de 18ans n’en n’avait que16 lors du scrutin. Si elle avait été majeure, elle ne se serait pas déplacée pour autant. « Je ne me sens pas assez éduquée pour cela. » Ses deux acolytes, Ruby et Mathieu, ne s’estiment pas plus concernés. Ils se sentent dépassés quand on évoque le futur de leur pays. Mais les trois étudiants s’accordent sur leur avenir : ils souhaitent tous quitter Wigan après l’obtention de leur diplôme.
Neuf ans d’espérance de vie en moins.
À quatre kilomètres de la ville, les briques rouges de Hindley dissimulent une précarité responsable d’une faible espérance de vie. Dans cette ville, les hommes vivent en moyenne 74ans. C’est cinq de moins que dans le reste de l’Angleterre. Depuis plus de 40 ans, Hindley et ses 20000habi-tants font partie de la municipalité de Wigan. C’est aussi le cas de Winstanley, une ville chic où l’espérance de vie atteint les 83ans, soit presque dix de plus qu’à Wigan. Cette différence reflète un pays aux inégalités croissantes qui atteignent leur paroxysme à une trentaine de kilomètres de là. Réputé le plus pauvre d’Angleterre, le quartier de Falinge situé dans la ville de Rochdale, fait face à un chômage qui touche près des trois quarts de la population. Pourtant, au Royaume-Uni, le taux d’emploi est très élevé. Dans le centre-ville peu animé de Hindley, l’église anglicane de Saint-Pierre se dresse au milieu d’un parc sur lequel flotte une odeur, mélange de carotte, de viande et de pommes de terre. Enid, 78ans, prépare des tartes dans une cuisine accolée au lieu de culte. Elle est aidée par Fred, son mari. Ce couple de retraités prépare un repas pour 100personnes, issues de la communauté anglicane. Tous les deux ont toujours vécu à Hindley. Si Enid a voté Remain car elle estime que « quitter l’Europe fera plus de mal que de bien au pays », son mari a voté Leave parce qu’il espère que la région renouera avec son passé industriel. « Pendant des décennies, on a construit des voitures en Angleterre. Aujourd’hui, plus une seule n’est construite ici. » Si l’industrie automobile britannique a longtemps dominé le marché européen, elle produit aujourd’hui plus de trois fois moins que l’Allemagne. Enid regrette aussi l’immobilisme dans lequel sa ville est tombé. « J’aime beaucoup vivre ici, c’est agréable. Autrefois, il y avait beaucoup de cafés et de restaurants, il y en a moins maintenant. Les magasins ont fermé et il y a moins de travail. Avant, je pouvais perdre un travail le vendredi et en retrouver un le lundi. » Et quand les chômeurs trouvent du travail, il est peu rémunérateur. Cela est dû à un marché de l’emploi libéralisé et très souple. Une seule activité est donc bien souvent insuffisante pour faire vivre une famille. « Si nous avons autant de banques alimentaires, c’est parce que les personnes qui travaillent ne gagnent pas assez », raconte Fred. Le couple de septuagénaires, attaché à sa région, regrette la situation. Enid, qui a dépassé l’espérance de vie de Hindley, n’a qu’un souhait, qu’elle évoque avec des yeux bleus pétillants, entre deux fournées de tartes : « Je suis née ici, j’y ai grandi, je me suis mariée et j’ai élevé mes enfants ici. Je compte bien être enterrée ici. »
Écrit avec Valentine Graveleau.