Lundi Matin – Récit de la rencontre d’un chariot élévateur et d’une porte d’un ministère

[Article paru sur lundi.am]

Ce huitième rassemblement à Paris aura prouvé deux choses : que les gilets jaunes sont toujours révoltés et qu’il est facile de prendre d’assaut un ministère.

Ils s’étaient donnés rendez-vous devant l’Assemblée Nationale, même jour, même heure, mêmes pommes déterminées. Et encore une fois, la rage au cœur et le RIC sur les pancartes.

Pour le huitième samedi d’affilée, des milliers de gilets jaunes se rassemblent à Paris, à 14 h. Les promesses de Macron n’ayant visiblement pas suffi à apaiser leurs revendications, ils veulent, encore une fois, se faire entendre, se montrer, continuer une lutte qui, peu à peu, est devenue leur quotidien.

Comme d’habitude, les fumigènes ont volé en éclat sur les boulevards haussmanniens, les esprits se sont échauffés et les affrontements multipliés. “ À quoi ça sert d’avoir déclaré la manifestation si c’est pour ne pas avoir le droit de le faire ”, résume, en fin de journée, une femme dans la foule.

Tout est parti du pont des Invalides, juste à côté de l’Assemblée Nationale, où quelques minutes après le début du rassemblement, un homme se met à boxer un CRS. Les CRS répliquent et les gilets jaunes s’éparpillent. C’est le début d’une partie de cache-cache dans les rues de la Rive Gauche et d’une intense course-poursuite qui débouche sur la surprenante chute de la porte du ministère des relations avec le Parlement.

Ils courent, il courent les gilets jaunes

Peu à peu encerclés par les CRS qui bloquent les rues adjacentes, les gilets jaunes passent devant le musée d’Orsay. L’occasion pour de nombreux touristes de tester la spécialité locale, le fumi. À en juger par les yeux rouges des badauds, ce n’est pas au goût de tout le monde.

Depuis l’étage du musée, des curieux regardent la scène. Anxieux, apeurés, le personnel du musée jette des regards inquiets et semble redouter une intrusion. Des craintes vite dissipées à mesure que les fumigènes guident les gilets jaunes vers des rues encore calmes. Pour le moment.

Ces regards, les gilets jaunes les croiseront tout au long de leur parcours. Les barmans et leurs clients, médusés, observent défiler avec inquiétude le long flot des Français mécontents. Mais parfois, ce regard semble se teindre d’un mépris de classe. Un jeune homme, chemise, costard, cheveux longs, sort sur son balcon, clope au bec. Cette fois, pas d’inquiétude au fond des yeux. Juste une incompréhension et un éventuel dédain, accentué par la contre-plongée. Dans la foule, une voix crie : “ Alors Jean-Charles, tu descends ? ”.

 

Toc, toc, toc !

Un peu plus loin de l’appartement de « Jean-Charles », les gilets jaunes croisent un bâtiment sur lequel est apposé du logo de la marque de luxe Yves Saint Laurent. Une curieuse rencontre entre deux mondes que tout oppose. Quelques manifestants décident de s’approprier la rue et un chariot élévateur qui traîne là.

On ne le souligne peut-être jamais assez : tout peut aller très vite. Sur le moment, rien parait prémédité, ni réfléchi. Une centaine de mètres plus loin, la haute porte en bois du ministère des relations au Parlement se dresse devant la petite troupe en ordre dispersé. Tentant, trop tentant. Le chariot élévateur rentre dans le lard et suffit à briser la porte du ministère, dont les grilles s’ouvrent. La cour tend les bras à une petite centaine de gilets jaunes. Pourtant, personne n’ose rentrer. Surpris par la rapidité et la facilité de cette intrusion ? Apeurés par les caméras ? Fait surprenant, personne ne sort du ministère, pas même un membre de la sécurité. Un jeune homme sort de la foule amassée devant la porte fracassée, pénètre dans la cour, casse la vitre d’une voiture et repart.

Il n’en faudra pas plus pour que le secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur, Laurent Nuñez, dénonce quelques heures plus tard sur le plateau de BFM TV ceux qui « cherchent à faire tomber la démocratie ».

Il n’avait pas fallu beaucoup plus d’hommes à Lénine pour prendre d’assaut le Palais d’Hiver en 1917. Cent ans plus tard, l‘État est toujours un géant aux pieds d’argile. Un groupe isolé, non-armé et qui n’avait rien prémédité, peut pénétrer dans un ministère avec une facilité déconcertante, qui a rendu bouche bée les personnes présentes au point de ne pas savoir comment réagir. Prendre d’assaut le ministère ? L’occuper ? Fuir ? Rester ?

Les CRS, ralentis par les poubelles enflammées dans les rues adjacentes finissent par arriver, 10 minutes plus tard. La foule détale et retrouve un contingent de gilets jaunes un peu plus loin, devant les Invalides. Toujours se retrouver, toujours courir, toujours éviter les fumigènes. Et entre deux, plusieurs gilets jaunes aident les barman et restaurateurs à plier rapidement leur terrasse, à rentrer chaises et tables avant l’arrivée des CRS.

Cette solidarité rappelle celle du gardien du bâtiment de Yves Saint Laurent, qui quelques minutes plus tôt, discutait avec les manifestants, alors qu’ils s’amusaient avec le chariot élévateur. Elle rappelle aussi les klaxons de soutien des véhicules croisés durant cette folle après-midi ou encore ce chauffeur de bus, qui a agité son gilet et levé son pouce quand il a vu les manifestants arriver.

Et maintenant on fait quoi ? ”. La nuit tombe et les gilets jaunes sont les premiers à n’y rien comprendre. Ils voulaient manifester leur mécontentement en face de l’Assemblée Nationale et les voilà dans le très chic 7ème arrondissement. “ On n’a qu’à aller aux Champs-Élysées. Mais on n’y va comment ? ” Un épineux problème car la foule ne comporte aucun parisien. La déconnexion entre “ la province ” et Paris, c’est aussi ça les gilets jaunes.